Le rôle des entreprises de travail temporaire (ETT) au sein d’un système d’emploi en mutation

Université de Rouen, novembre 2005

Le rôle des entreprises de travail temporaire (ETT) au sein d’un système d’emploi en mutation

Dominique Glaymann, Centre Pierre Naville, Université d’Évry, et Université Paris XII, Créteil.

Sous la forme juridique et organisationnelle que l’on connaît actuellement, les ETT existent en France depuis les années 1950. Mais, les fonctions qu’elles remplissent ont été progressivement élargies, parallèlement au développement de leur place et de leur légitimité dans le monde du travail. Leur présence et leur poids croissants dans l’organisation des relations d’emploi en font un acteur et un révélateur des mutations du système d’emploi.

Par ses caractéristiques, l’intérim concerne en effet différentes transformations en cours :
– temporaire, il est à la frontière entre chômage et (plein) emploi sans être synonymes ni de l’un ni de l’autre, il concourt ainsi à bousculer cette « frontière » ;
– précaire, il assure du travail, des revenus et des droits sociaux sans les garantir dans la durée, il participe ainsi des remises en cause des modes d’accès à l’emploi, des statuts sociaux et des modalités de l’intégration sociale ;
– particulier, il dissocie, comme le montre le schéma ci-dessous, les liens d’emploi et de travail en combinant subordination salariale et contrat commercial ; l’intermédiation des ETT contribue activement à la gestion de l’emploi par les firmes et à ses évolutions. Cf. Le triangle du travail temporaire (Document 1)

Créées puis reconnues [1] pour pallier les besoins de remplacement des entreprises liés à l’absentéisme et au turn over, les ETT, et les agences d’intérim, organisent l’adéquation entre offreurs et demandeurs (ou « accepteurs ») d’emplois provisoires. À partir des années 1980, elles dépassent ce rôle : devenant un levier de la flexibilisation de l’emploi, elles fournissent aux firmes des salariés plus ou moins durablement temporaires, souvent chômeurs et donc contraints d’accepter des emplois flexibles faute de mieux. Ayant ainsi enrichi la palette de leur intermédiation, les ETT ont poursuivi depuis une stratégie visant à accroître leurs activités en asseyant leur position et leur légitimité à chaque étape. Elles proposent aux EU une gamme de plus en plus large d’outils externalisés de gestion de la main-d’oeuvre. Aux intérimaires, dont une partie s’habitue, voire apprécie une mobilité professionnelle accrue, les ETT fournissent des postes en négociant les conditions d’emploi. Cela constitue au minimum une échappatoire provisoire au chômage. C’est aussi parfois un moyen d’accéder à un emploi stable en franchissant une première forme d’essai. C’est également, et de plus en plus, une façon d’acquérir de l’expérience, de parfaire son « employabilité », voire de tester différents employeurs.

Contrairement à l’affirmation au moins implicite qu’induit le concept économique de « marché du travail », l’allocation de l’emploi ne se limite pas à la rencontre entre deux catégories d’acteurs (offreurs et demandeurs de travail), ni à un mécanisme d’offre et de demande plus ou moins bien régulateur. Le système d’emploi, c’est un ensemble d’acteurs, de mécanismes, de règles, de partenariats, de médiations et de coordinations aboutissant plus ou moins harmonieusement à relier offreurs et demandeurs de travail (ou d’emploi).

Du coté de « la demande de travail », la nature (entreprises, administrations, associations) la taille, les objectifs comme les exigences des unités de production sont éminemment variés. « L’offre de travail » comprend des chômeurs, des actifs en sous-emploi, des actifs occupés cherchant à changer d’emploi, des inactifs préparant leur entrée ou leur retour vers l’emploi dans une diversité d’âges, de genres, de situations personnelles et familiales, de qualifications, d’expériences, de métiers… Le système d’emploi est structuré par différents participants et différents réseaux générant des régulations politiques, juridiques et économiques. On y trouve notamment :
– des intermédiaires publics et privés contribuant au placement et au recrutement : ANPE, APEC, organismes de formation, cabinets de recrutement, et… ETT ;
– l’État et les institutions publiques qui pilotent la politique de l’emploi, les subventions, les exonérations, les contrôles : Ministères, Inspection du Travail, collectivités territoriales, institutions européennes ;
– des acteurs publics et privés agissant pour l’insertion ou la réinsertion dans l’emploi : ministères, CAF, AFPA, entreprises d’insertion, CAT, ETT, ETTI [2] , départements, régions, organes européens, établissements scolaires… ;
– des organismes de formation initiale ou continue qui agissent tant sur l’âge des nouveaux actifs que sur leur niveau de qualification et donc sur leurs attentes, qui contribuent (ou non) à la re-qualification d’une partie de la main-d’oeuvre, qui organisent (ou non) des stages… ;
– des organisations de salariés et patronales (syndicats, MEDEF, CGPME, SETT, Chambres de commerce…) avec leurs choix, leurs stratégies, leurs interventions ;
– des organismes paritaires : Sécurité sociale, Assedic, OPCA, OPACIF, FONGECIF, FAF-TT [3].

Les ETT, leur syndicat (le SETT [4]) et leurs organisations internationales (CIETT , Euro-CIETT [5]) participent de ce système en influençant son fonctionnement et ses évolutions. Nous avons étudié l’essor du TT en partant de l’hypothèse qu’il constituait une composante, mais aussi un symptôme instructif d’une série de mutations du système d’emploi et, plus généralement, du changement social en cours.

Nous voulons montrer ici les différentes facettes du rôle des ETT et la façon dont elles ont élargi leurs fonctions et, ce faisant, contribué à transformer le fonctionnement du système d’emploi. En reliant certains offreurs et certains demandeurs d’emploi, les ETT assurent l’une des missions d’intermédiation et de régulation qui était plutôt dévolue aux acteurs non-marchands que sont notamment l’ANPE et l’APEC. Cette intermédiation a la particularité d’être très dynamique : elle est organisée pour accroître progressivement les activités prises en charge (et les marges bénéficiaires) ainsi que leur légitimité. En ceci, cette action contribue à un ensemble de mutations, notamment la « marchéisation » du système d’emploi qui voit le rôle des acteurs privés et des liens marchands grandir au détriment des institutions, des régulations et des logiques non-marchandes.

L’intermédiation active des ETT

La structure des équipes formant une agence distinguant un pôle commercial et un pôle recrutement vise à permettre l’intermédiation. Le « n°1 » de l’agence surveille toujours l’adéquation entre le pôle EU et le pôle intérimaires. L’espace de travail aussi est conçu dans cette logique avec la partie de l’agence où l’on reçoit la plupart des « collaborateurs » intérimaires (le front office) et celle où l’on négocie les contrats commerciaux avec les « clients », les EU (le back office).

Cf. Plan d’une agence assez typique (Document 2)

L’utilisation de ces espaces différenciés est assez normée : on ne négocie pas les détails d’un contrat avec une EU au milieu du front office, au vu et au su de tous. Néanmoins, l’urgence et le manque de place conduisent souvent à y téléphoner pour traiter certains problèmes tant avec une EU (salaire, renouvellement de mission, retard de paiement…) qu’avec un intérimaire (retards, accrochage avec un supérieur, pré-embauche, envoi d’un relevé d’heures, acompte, etc.). Ce traitement « public » relève parfois de la volonté délibérée de faire voir et savoir qu’on est exigeant en matière de salaire, qu’on est juste en matière d’évaluation, qu’on est humain en matière de gestion… Les opérations de recrutement (tests et entretiens) ont lieu d’un côté ou de l’autre selon le niveau de qualification et les habitudes (l’éthique aussi) de l’agence. Un candidat à qualification élevée passera plutôt par le back office, gage de place et de matériel (informatique notamment) pour les tests, mais aussi de calme et de discrétion.

Dépassant une simple mise en relation entre firmes et salariés temporaires, les ETT proposent aux EU une gamme de plus en plus large de services : recherche, sélection, formation et pré-recrutement de personnels tout en fournissant des emplois, de la formation et parfois des passerelles vers un CDI aux intérimaires.

Les ETT et l’emploi

Le TT fait travailler environ 2 millions d’actifs par an [6]. L’argument majeur des ETT, c’est qu’elles créent des emplois et insèrent professionnellement des actifs qui n’y arriveraient pas, ou moins rapidement et moins efficacement, sans leur concours. De facto, la présence constante d’actifs non stabilisés dans des emplois fixes aboutit à ce que nombre des emplois existants soient temporaires.

L’emploi intérimaire ne durant pas [7], on peut se demander comment les ETT entendent pérenniser leurs positions, elles qui s’efforcent d’attirer les salariés les plus « employables » qui sont ceux qui ont le plus de chances d’être embauchés en CDI, donc de les quitter. Cette contradiction n’est qu’apparente. L’instabilité, la précarité, l’insécurité attachées à l’intérim constituent des repoussoirs qu’aucun avantage réel ou supposé offert par les ETT ne peut sérieusement contrebalancer ; très peu d’intérimaires sont « nomades » par choix et trouvent durablement leur compte dans le TT. Les responsables des agences d’intérim sont conscients de leurs limites face à l’attraction des CDI : « Nos chargées de recrutement sont ravies quand l’un de leurs intérimaires qui travaillaient depuis 10 ans avec nous, part en CDI parce que, nous, on n’est pas grand-chose par rapport à un CDI, face à la stabilité pour un intérimaire. » (Mme A., responsable d’une zone géographique d’une grande ETT, entretien en mai 2002). Les agences cherchent néanmoins à fidéliser, pour quelques mois ou parfois quelques années, les « meilleurs » intérimaires au moyen de programmes spécifiques (« majors » chez Manpower, programmes « CLEF » [8]…). L’enchaînement des missions et le suivi individualisé des intérimaires, notamment des « intérimaires à forte intensité d’emploi » (les IFIDE), apparaissent comme le meilleur moyen de créer un sentiment d’appartenance à l’entreprise, et souvent en fait à l’agence. La personnalisation des liens, même simulée, est essentielle dans le processus de fidélisation. Elle se traduit par la multiplication de « petits arrangements » réciproques (« Je te prends cette mission pour te rendre service » ou « Il me faut telle semaine sans mission » dira un(e) intérimaire ; « J’ai négocié un salaire un peu plus élevé parce c’est toi » ou « Je t’appelle en premier pour telle mission » dira un(e) permanent(e)…) qui facilitent la vie des uns et des autres même si la relation d’emploi n’en est pas révolutionnée).

Les ETT ne se considèrent pas en concurrence avec les CDI : elles savent qu’elles n’ont aucune chance de triompher d’un tel concurrent. Mais, elles ont compris qu’existent en permanence, et sans doute en quantité croissante, un stock d’emplois non durables, un grand nombre de salariés non stabilisés et une mobilité professionnelle accrue. Elles entendent prendre une place reconnue et durable dans la gestion des flux que nourrissent ces mobilités [9] en montrant aux EU l’intérêt (y compris financier) qu’elles ont à externaliser différentes tâches liées au recrutement et à la formation. Leur autre problème est d’obtenir un agrément légal de l’extension de leur rôle.

L’intérim accroît son offre de services

Les agences essaient d’améliorer la sélection et leur vitesse de réaction pour satisfaire les EU qui entendent avoir au plus vite les intérimaires les plus efficaces (en savoir-faire, en qualification professionnelle, mais aussi en « savoir-être », en adaptabilité et en docilité).

Les ETT ont dépassé leur périmètre d’origine en prenant en charge une part croissante de la gestion des ressources humaines des EU : la flexibilité structurelle qu’elles assurent les conduit à gérer en permanence une partie de la main-d’œuvre, ce qui implique des tâches de sélection et de recrutement (annonces, entretiens, tests…), de rémunération et de suivi des missions. Cela suppose de disposer d’un fichier toujours fourni en « recrutant » régulièrement pour avoir plus d’intérimaires que ceux qui sont en mission, et de développer des actions de formation et de pré-recrutement de salariés.

En matière de formation [10], les ETT répondent à des demandes [11] et tentent d’anticiper des besoins : « Le service formation doit faire face à une pression commerciale à la fois des agences et des EU qui ont des urgences et des imprévus. Les EU nous sollicitent surtout pour des formations qu’elles n’ont pas anticipées même si certaines agences font désormais avec quelques EU des plannings pour anticiper les besoins sur l’année. On aimerait développer cet aspect, mais il reste rare. Le service a été surnommé « le SAMU de la formation ». » (Mr H., responsable régional de la formation d’une grande ETT, entretien en novembre 2002). S’agissant des salariés les plus jeunes et les moins qualifiés qui constituent une part importante et croissante des intérimaires, les formations ne concernent pas seulement les qualifications professionnelles mais, de plus en plus, les comportements. Les ETT contribuent ainsi à améliorer leur adaptabilité à l’emploi : « De plus en plus, nos clients nous demandent de former les jeunes à la vie au entreprise : il faut leur apprendre à se lever le matin, à venir à l’heure, à s’intégrer à des équipes de travail. C’est très difficile. » (Mr H., entretien déjà cité).

L’un des dirigeants du FAF-TT confirme que les ETT utilisent la formation pour étendre leur rôle et l’inscrire dans la durée : « Recruter des jeunes est devenu un métier (formation, intégration…) auquel s’ajoutent les soucis administratifs, il y a donc une tendance à l’externalisation de ces tâches vers les ETT. Ainsi, l’entreprise X. [une grande firme automobile] a décidé d’externaliser 100 % de ses contrats de qualification jeunes vers le TT en généralisant un double tutorat : « ce qui concerne la vie » revient au tuteur ETT, « ce qui touche au travail » est traité par le tuteur en entreprise. » (Mr R., membre de la direction du FAF-TT, entretien en février 2003). On retrouve ce rôle d’interface pensé dans une logique d’usage stratégique de la formation dans le propos suivant : « Des intérimaires formés ont tendance à travailler ou retravailler avec nous, les entreprises pour qui on a fait des formations ont aussi tendance à nous en être reconnaissantes. Il y a différentes façons d’appréhender la notion de « retour sur investissement », ce serait un non-sens de former quelqu’un pour ne pas le faire travailler mais les EU tiennent compte de l’effort de formation d’une ETT. Si on garde l’intérimaire, c’est bien, sinon on peut tout de même garder le client. » (Mme Z., service formation d’une grande ETT, entretien en octobre 2002).

Le développement de la préembauche a aussi modifié le rôle des ETT. De plus en plus fréquents sont les cas où une entreprise demande à une agence de lui fournir un (ou des) intérimaires en vue de leur confier une mission qui, si elle se déroule bien, débouchera de façon quasi-certaine sur une embauche en CDI (éventuellement après un CDD et/ou une période d’essai). L’EU entend tester, voire « formater », le candidat à l’embauche. Jusqu’en 2005, la préembauche ne constituait aucunement un cas de recours légal au TT : les lois votées en France de 1972 à 2004 pour régir le TT autorisent à y recourir dans quelques cas limités que précise ainsi le Code du travail : « Remplacement d’un salarié en cas d’absence […] Accroissement temporaire de l’activité de l’entreprise […] Emplois à caractère saisonnier ou pour lesquels […] il est d’usage constant de ne pas recourir au CDI en raison de la nature de l’activité exercée et du caractère par nature temporaire de ces emplois. » Si le législateur a interdit aux ETT d’empêcher l’embauche d’un intérimaire par une EU après le terme de la mission d’intérim, c’est pour éviter que les ETT ne rendent leurs intérimaires « captifs » et non pour en faire des cabinets de recrutement. Mais, contournant la loi, les EU passent depuis longtemps des « commandes » explicites de préembauche, et les agences d’intérim ETT sélectionnent des intérimaires cherchant une embauche :

• « Quelle est la part de préembauches ? Environ 40 %. Avez-vous des commandes explicites de préembauche ? Ça peut arriver [Air entendu qui confirme plus fortement encore que l’oral !] » (Mr J., responsable d’un secteur d’une grande ETT, entretien en juillet 2001).

• « En général, quels délais avez-vous pour répondre à une commande ? 48 heures (du vendredi au lundi), parfois moins. Est-ce pareil pour le pré-recrutement ? C’est un peu moins dans l’urgence. On propose plus de candidats, on envoie les CV avant les entretiens. [elle montre la part importante des fiches de commande de mission portant la mention « PE » pour « préembauche »]. […] Quels cas de recours les entreprises utilisent-elles quand il s’agit de préembauches (ce qui n’est pas un motif juridiquement acceptable) ? Elles trouvent toujours : surcroît d’activité, remplacement de personnel absent…. » (Mme N., responsable d’une agence « emplois de bureau », entretien en juillet 2001).

• « Nous avons des agences pour salariés très qualifiés (OQ, OHQ, techniciens, ingénieurs) de différentes industries (couture, chimie, pharmacie, aéronautique, mécanique auto…). La logique est proche de celle d’un cabinet de recrutement même si 50 % des missions relèvent à proprement parler du TT, les autres 50 % correspondent à de la préembauche. » (Mr L., responsable d’une agence « qualifiés de l’industrie aéronautique », entretien en octobre 2002).

• « Quelle est la répartition entre le « vrai » intérim et la préembauche ? Dans le BTP, le travail temporaire réel correspond à environ 85 % des missions et la préembauche représente les 15 % restants. Dans l’ingénierie et le tertiaire, en général, le TT représente environ 30 % des missions et la préembauche 70 %. En ce moment, c’est plutôt 50/50, vu la faiblesse des embauches. » (Mr D., PDG d’une PME de TT, entretien en novembre 2002).

• « 95 % des missions sont de la pré-embauche. Les missions durent 3 mois avant la signature du contrat. Souvent, les candidats déposent aussi des annonces dans la presse ou sur Internet, mais les entreprises préfèrent passer par nous pour disposer d’informations plus sûres avant embauche. Les candidats qui passent par nous ont plus de chances d’être retenus. » (Mr K., assistant de recrutement pour des cadres scientifiques de haut niveau – Bac + 5 au minimum -, entretien en février 2002).

Pour ce que nous avons vu, les préembauches ne représentent jamais moins d’un quart des missions et atteignent parfois jusqu’aux deux tiers. Si les observations de cette seule enquête n’autorisent pas à étendre ce résultat à l’ensemble des ETT, tous les travaux portant sur le TT [12] concluent de la même manière en ce domaine. Et les ETT revendiquent ce rôle : « Dans les pays où la législation l’autorise, les agences fournissent des intérimaires pour des postes fixes. 15 % des entreprises interviewées utilisent l’intérim comme mode de recrutement . » [13]

Cette relation est organisée et codifiée de façon à assurer aux ETT un retour sur l’investissement que constituent la sélection et le recrutement. Une durée minimum d’intérim (2 à 6 mois selon la qualification) est toujours programmée : « L’agence négocie une mission de 2 mois précédant l’embauche pour rentrer dans ses frais, elle facture parfois des « frais de recrutement » : environ 3 000 F [450 €], soit en gros le gain de 3 semaines de mission. » (Mr Y., responsable d’une agence « Hôte(sse)s d’accueil », entretien en juillet 2002) ; « L’accord avec les EU en cas de pré-recrutement est que la mission de TT dure au moins 3 mois, et 6 mois pour les cadres. C’est une question de confiance réciproque, la confiance c’est très important. » (Mr D., entretien déjà cité). Cette régulation économique para-légale illustre la « marchéisation » du système d’emploi à laquelle contribue l’action des ETT.

« Tester » un salarié avant de l’embaucher se faisait déjà il y a 30 ans. Progressivement, ce contournement de la loi a cessé d’être marginal, ce qui a conduit à l’instauration d’un nouveau rôle des ETT et cette pratique répandue fait de l’intérim une voie d’accès aux CDI pour les salariés en quête d’insertion ou de réinsertion professionnelle. La loi du 18 janvier 2005 « de programmation pour la cohésion sociale » a probablement entamé la légalisation de l’intérim de préembauche même si ce n’est que partiellement en modifiant l’article L. 124-2-1-1 du Code du travail qui stipule désormais que « La mise à disposition d’un salarié d’une entreprise de travail temporaire auprès d’un utilisateur peut également intervenir lorsque la mission de travail temporaire vise, en application de dispositions législatives ou réglementaires, ou d’un accord de branche étendu, à faciliter l’embauche de personnes sans emploi rencontrant des difficultés sociales et professionnelles particulières [14] ». Cette extension légale des conditions de recours au TT accroît la capacité des agences d’intérim à se rendre utiles aux intérimaires.

L’intérim, intermédiaire utile pour les intérimaires

Les agences prospectent, trouvent des postes et négocient les termes des contrats. Un responsable de secteur d’une grande ETT nous expliquait ainsi : « Les intérimaires nous utilisent comme des intermédiaires qui améliorent leur information et négocient les recrutements. Nous négocions même les salaires à la hausse, c’est leur intérêt et le nôtre puisqu’on applique un coefficient multiplicateur aux salaires. Nous poussons donc les salaires à la hausse en vendant leurs compétences. » Il convient bien entendu d’éviter de se laisser aveugler par la volonté de se donner le beau rôle. Quand elles jouent sur un effet volume en vendant un grand nombre de missions, les ETT poussent à la baisse tant les salaires que les coefficients et donc leurs marges unitaires (pour chaque intérimaire). Dans d’autres cas, elles ont en effet intérêt à limiter cette baisse des salaires unitaires, voire à agir à la hausse pour gonfler leurs marges. Si elles ne poussent certainement pas globalement les salaires des intérimaires vers le haut, il peut leur arriver de le faire parfois.

Selon la loi, le salaire de base d’un intérimaire doit être égal à celui d’un salarié en CDI occupant le même poste. Il reçoit en outre une indemnité compensatrice de congés payés et une indemnité de fin de mission (compensant la précarité de son emploi). Sur cette base, chaque ETT établit ses tarifs (intégrant le salaire, les primes, les charges patronales et sa marge bénéficiaire) en fixant un coefficient [15] par lequel elle multiplie le salaire versé. Tout en s’entendant sur des prix planchers, à l’image d’un cartel, les grandes ETT négocient leurs tarifs avec leurs principaux clients (les « grands comptes » [16]) dans le cadre d’accords nationaux ou internationaux. De tels accords existent notamment dans l’automobile ou le BTP, les deux secteurs recourant le plus fortement au travail intérimaire. Pour le reste, les prix sont négociés au niveau des agences.

L’enquête nous a montré que nombre d’intérimaires accordent, en toute connaissance de cause, plus de crédit aux agences d’intérim qu’à celles de l’ANPE pour leur proposer des emplois. Ils y trouvent aussi un accueil souvent à la fois plus professionnel et plus chaleureux. De ce côté-là aussi, les ETT mènent une politique de séduction qui se révèle souvent efficace.


Fortes de leur expérience, nombreuses et bien implantées sur le territoire, les ETT sont devenues l’un des premiers, sinon le premier employeur privé de notre pays. Fortement concentrées, représentées, depuis 1998, par une seule organisation patronale, le SETT, les grandes ETT opérant en France sont des firmes multinationales dominantes en Europe et dans le monde, elles appartiennent à la CIETT (et à Euro-CIETT) qui agit en groupe de pression auprès des instances nationales et internationales (UE, OIT…). Parallèlement, les ETT communiquent en direction des EU, des intérimaires et, plus largement, de l’opinion publique : « On va vous faire changer d’idée sur l’intérim » proclamaient par exemple des affiches de VediorBis. Les ETT et leurs organisations professionnelles entendent imposer une place et une légitimité accrues du TT.

Même si les textes – français et européens – n’ont pas (encore ?) reconnu l’étendue complète des rôles qu’entendent jouer les ETT, celles-ci constituent d’ores et déjà des acteurs importants du système d’emploi. La loi déjà évoquée 18 janvier 2005 franchit d’ailleurs un pas important en décidant que « peuvent également participer au service public de l’emploi les organismes publics ou privés dont l’objet consiste en la fourniture de services relatifs au placement, à l’insertion, à la formation et à l’accompagnement des demandeurs d’emploi, les organismes liés à l’État par une convention prévue à l’article L. 322-4-16, les entreprises de travail temporaire ainsi que les agences de placement privées mentionnées à l’article L. 312-1 » [17].

Le rôle d’intermédiaire actif, stratège des ETT étendant leurs activités comme leur légitimité est ainsi à la fois une composante et un révélateur de la « marchéisation » en cours du système d’emploi que l’on peut décrire de la façon suivante : les mécanismes de marché (rôle des prix et de la concurrence, intermédiation offre/demande par des acteurs privés dont les ETT…) exercent une influence croissante sur le fonctionnement d’un système d’emploi plus déréglementé, au détriment des acteurs publics et des mécanismes institutionnels anciens. L’individualisation croissante des relations entre employeurs et salariés ainsi que le recours facilité et croissant aux formes d’emploi « atypiques » conduisent alors à accroître la concurrence entre les salariés, entre insiders et outsiders, entre « stables » et « précaires ». La création du « contrat de nouvelle embauche » prévoyant une période d’essai de deux ans annoncée par D. de Villepin lors de son discours de politique générale du 8 juin dernier va évidemment dans ce même sens.

Bibliographie

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Deneuve C., (2000), « Le travail intérimaire dans la dynamique de l’emploi », Documents de travail, n°52, Centre d’Observation Économique

Faure-Guichard C., (1998), La relation d’emploi intérimaire : identités professionnelles et sociales en questions et mobilités sur le marché du travail, Thèse, Université d’Aix-Marseille II

Gazier B., (2003), Tous sublimes ! Vers un nouveau plein emploi, Paris, Flammarion

Glaymann D., (2003), L’essor du travail temporaire : un symptôme de changement social ?, Thèse, Université d’Évry

Glaymann D., (2005), La vie en intérim, Fayard

Jourdain C., (2002, Intérimaires, les mondes de l’intérim, Travail et emploi, 89, 9-28

Journal officiel de la république française, 19/01/2005

Lefèvre G., Michon F., Viprey M., (2002). Les stratégies des entreprises de travail temporaire, acteurs incontournables du marché du travail, partenaires experts en ressources humaines, Travail et emploi, 89, 45-64

Schmid G., (1995), Le plein emploi est-il encore possible ? Les marchés du travail transitoires en tant que nouvelle stratégie dans les politiques d’emploi, Travail et emploi, 65, 5-17

SETT, 2003, Dossier de presse, http://www.sett.org

[1] Deux dates sont ici essentielles : en 1969, un premier accord dans cette branche est signé entre la CGT et Manpower ; en 1972, la 1ère loi encadrant le TT est votée en France.

[2] Entreprises de travail temporaire d’insertion.

[3] Le Fonds d’assurance formation des salariés des ETT a été créé par un accord paritaire en 1983.

[4] Le Syndicat des entreprises de travail temporaire a été fondé en 1998 après des années de division entre organisations patronales concurrentes.

[5] La Confédération internationale des ETT a été créée en 1967. Euro-CIETT regroupe ses membres européens.

[6] Ces 2 millions d’intérimaires occupent environ 600 000 ETP (équivalents d’emplois à plein temps) de TT par an.

[7] La durée moyenne des missions d’intérim est de 15 jours.

[8] CLEF signifie : « Charte liberté emploi formation ». chez VediorBis.

[9] G. Schmid et B. Gazier proposent de sécuriser ces mobilités en organisant les « transitions professionnelles » afin de réduire la précarité et ses effets.

[10] Comme tout employeur, une ETT finance et organise des formations, mais les formes et les objectifs sont spécifiques.

[11] Formation à la sécurité ou au diplôme de cariste dans l’industrie, à l’euro ou à un nouveau logiciel dans le tertiaire…

[12] Notamment les enquêtes de C. Faure-Guichard conduite en PACA de 1995 à 1998, de G. Lefèvre, F. Michon et M. Viprey menée en 2000 en Île-de-France, en Basse-Normandie, dans le Nord-Pas-de-Calais et en pays de Loire et celle de la DARES qui portait en 2000 sur la quasi-totalité des régions de France. Voir références en bibliographie.

[13] SETT, (2003).

[14] Journal officiel du 19 janvier 2005.

[15] « Dans les années 1980, ce coefficient était de l’ordre de 2,4… [actuellement], ce coefficient avoisinerait 1,9 voire 1,8 pour le travail non qualifié. » (C. Deneuve, 2000).

[16] Ils représentaient 35 % à 40 % des contrats d’intérim en 2000 selon C. de Boissieu et C. Deneuve, 2000, Le travail intérimaire dans la dynamique de l’emploi, COE et CCIP cités par R. Beaujolin-Bellet (2001)

[17] Journal officiel du 19 janvier 2005.

Documents


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Document 1

Le triangle du travail temporaire.


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Document 2

Le plan d’une agence assez typique.